2 février 2001.

« Zascha ! » Un sourire se dessina sur mes lèvres alors que la tête blonde de mon meilleur ami apparaissait de l'autre côté de la vitre. Sans attendre, j’ouvris la porte afin de le laisser entrer. Derrière lui, sa mère toujours belle et souriante, une mère telle que je l'avais toujours imaginé. Tendre, bienveillante, patiente. Alors que son mari, toujours à ses côtés, comme une ombre, n'avait jamais montré la moindre sympathie à mon égard. Ignorant le regard pesant de ce père de famille, je glissai mes bras autour du cou de Zascha afin de le serrer contre moi. Un geste qui n'était réservé qu'à lui. La seule personne avec qui la tendresse m'avait toujours semblé naturelle, alors que j'en avais été privé depuis ma naissance. Avec lui, c'était différent. Et lorsqu'il répondit à mon étreinte, sa voix familière effleura mon oreille, douce et rassurante. « Ren... » C'était si bon de le retrouver, comme si je pouvais enfin respirer après des jours entiers peuplés de silence, seulement interrompu par les questions de Norah. « J'ai un cadeau pour toi, mon grand. » Surpris, je me tournai vers la mère de mon ami. Un cadeau ? Elle devait se tromper, je n'avais de cadeaux qu'à Noël. Mon père m'offrait des vêtements ou bien des livres. Toujours quelque chose d'utile. Norah m'amenait des chocogrenouilles et un jeu magique alors que Devyn me glissait toujours un cadeau anonyme, qu'elle dissimulait parmi les autres mais je savais qu'il venait d'elle. Même si je ne disais rien. « Pour moi ? » Elle se mit à rire. Perplexe, je ne savais pas comment réagir alors je restais droit comme une baguette, silencieux, persuadé d’avoir dit quelque chose de déplacé. « Ce n'est pas ton anniversaire aujourd'hui ? » Elle avait raison. Je venais d'avoir huit ans. Mais ce jour-là, il n'y avait jamais de fête, mon père ne l'aurait pas permis. La naissance d'un bâtard n'a rien d’une célébration. Mais derrière son dos, on se réunissait toujours autour d'un gâteau et je faisais un voeu. « Si... j'aurais un gâteau aujourd'hui ! Mon préféré. » Elle sourit. Elle était belle quand elle souriait. Ses mèches blondes retombaient devant ses yeux bleus, alors qu'elle me tendait une petite boîte en bois. Avec précaution, je la pris entre mes mains, comme si c’était un objet rare et précieux. « Merci » Peu habitué à ce que l’on m’offre quoi que ce soit, je restais raide, maladroit. Étrangement distant. Comme si c'était l'anniversaire de quelqu'un d'autre. Je ne voulais pas m'attacher à ce genre de petites attentions. Parce qu'elles finiraient par me manquer, douloureusement. Après tout, on ne regrette que ce que l'on a connu. « Ouvre ! » Impatient, Zascha ne tenait pas en place devant cette boîte secrètement close. Avec un sourire taquin, je fis mine de l'ouvrir lentement, amusé par la frustration qui se lisait sur son visage. Cependant, lorsque le couvercle fut totalement retirée, ce fut à mon tour d'être à la merci de mes émotions... Une réplique miniature d'un faucon pèlerin s'envola du petit coffret avant de se mettre à voleter autour de moi, dans un bruissement d'ailes des plus réalistes. « Magnifique... »  

Sous le regard bienveillant de sa mère, je suivis le faucon des yeux alors qu’il décrivait des cercles dans les airs. « Allez jouer les enfants, amusez-vous ! » Il ne fallait pas nous le demander deux fois. Aussitôt dit, aussitôt fait, je m'emparai de la main de Zascha avant de l’entraîner dehors. « Où est-ce que tu m’amènes ? » Un sourire mystérieux sur les lèvres, je me mis  à courir à travers les arbres, sans lâcher sa main, alors que la figurine de faucon voletait toujours autour de nous. « J’ai quelque chose de génial à te montrer. Viens ! » Parfaitement à l’aise dans cette forêt, je m’arrêtai au pied d’un arbre. Dans les branches au-dessus de nos têtes, se trouvait la cabane où je passais le plus clair de mon temps à jouer, loin de l’oppressant manoir familial. Ce n’était pas la première fois que je l’amenais dans mon repère, loin de là. Mais cette fois, une surprise nous attendait là-haut. « Promets-moi de garder le secret ! » Avant qu’il ne puisse me répondre, je grimpai dans l’arbre, grâce à l’échelle de fortune qui menait jusqu’à l’entrée, suivi de près par mon meilleur ami. « Je te le jure ! » Une fois en haut, je lui ouvris la porte, avant de le guider jusqu’à un recoin, emménagé en petit nid douillet. Au milieu de cet entrelacs de brindilles et de fibres cotonneuses se trouvait un oisillon frêle et duveteux qui piaillait à chacun de mes mouvements. « C’est un bébé faucon. Sa mère l’a rejeté depuis qu’il est tombé de son nid à la fauconnerie… Mon père voulait le laisser mourir, mais ce n’est pas parce que sa mère le rejette qu’il n’a pas le droit de vivre ! » Cette histoire n’était pas sans rappeler la mienne, j’en avais bien conscience. Pourtant, je ne m’étais jamais apitoyé sur mon sort. Je n’avais pas besoin d’une mère pour me débrouiller, je pouvais très bien m’en sortir tout seul, sans l’aide de personne. Et ce faucon serait comme moi, il accomplirait de grandes choses, même si personne ne croyait en lui et en ses chances de survie. « Génial ! Tu as un vrai faucon à toi tout seul alors ? » Fier de pouvoir enfin partager mon secret avec quelqu’un, je sortis la pipette et la pince qui me permettaient de lui donner à boire et à manger comme le ferait une vraie mère.  « Oui et je le nourris moi-même. Quand il sera assez grand, je lui apprendrai à voler et je le dresserai pour qu’il puisse transmettre des messages importants. » « Tu l'as appelé comment ? » Désignant la plaque en bois au dessus du nid, je dessinais le contour des lettres que j'avais gravé maladroitement quelques jours plus tôt. « Nerys. » Avec précaution, Zascha tendit la main pour caresser la tête du petit faucon. « Il est mignon. »

Dans cette cabane, je me sentais enfin à ma place. Je pouvais abandonner la pression quotidienne du manoir, pour n'être plus qu'un enfant comme les autres. Apaisé, je m'installai sur le plancher, appuyé contre le mur, alors que Zascha venait s'asseoir entre mes jambes, calant son dos contre mon torse. Une telle proximité était banale entre nous. Cela ne nous avait jamais mis mal à l'aise, loin de là. Sans pouvoir l'expliquer, j'avais besoin de sa présence, moi l'enfant solitaire, toujours en vadrouille dans la forêt. Avec lui, je pouvais abandonner la pression quotidienne du manoir, pour n'être plus qu'un enfant comme les autres. « J’ai un cadeau pour toi. » Incrédule, je fronçai les sourcils, désignant le jouet magique qui volait toujours au-dessus de nous, se posant parfois sur mon épaule. « Tu m’as déjà offert un cadeau. » Il secoua vivement la tête. « Non, le faucon, je l’ai choisi avec ma mère. J’ai un autre cadeau. Un cadeau secret. » Intrigué, je posai ma tête sur son épaule, tandis qu’il fouillait dans son sac pour en sortir – avec une grande précaution – un petit pot en terre cuite, contenant une plante que je ne connaissais pas. « C’est un myosotis. Il ne fleurira qu’au printemps, mais tu verras, c’est très beau. » Sans quitter la fleur du regard, je pris délicatement le pot entre mes doigts. Doucement, je le fis tourner afin de l’observer sous toutes les coutures. « Merci, c’est la première fois que je vais devoir veiller sur une plante. J’ai hâte de la voir fleurir. » D’ordinaire, je m’intéressais davantage à la faune qu’à la flore mais cette fleur-là attirait toute mon attention. « Pourquoi tu as choisi celle-là plutôt qu’une autre ? » À vrai dire, je n’y connaissais rien, alors, je ne savais pas ce que le myosotis pouvait avoir de si particulier pour qu’il ait choisi de me l’offrir. Était-ce juste un hasard ? « Parce que Myosotis, c’est moi. C’est mon second prénom. Ça te fera un petit souvenir comme ça. » Comme si je pouvais l’oublier…